Le seul v�ritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est. D�s le matin, la t�te encore tourn�e contre le mur, et avant d'avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fen�tre, de quelle nuance �tait la raie du jour, je savais d�j� le temps qu'il faisait. Les premiers bruits de la rue me l'avaient appris, selon qu'ils me parvenaient amortis et d�vi�s par l'humidit� ou vibrants comme des fl�ches dans l'aire r�sonnante et vide d'un matin spacieux, glacial et pur; d�s le roulement du premier tramway, j'avais entendu s'il �tait morfondu dans la pluie ou en partance pour l'azur. Et, peut-�tre, ces bruits avaient-ils �t� devanc�s eux-m�mes par quelque �manation plus rapide et plus p�n�trante qui, gliss�e au travers de mon sommeil, y r�pandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, � certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques � la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi, qui encore endormi commen�ais � sourire, et dont les paupi�res closes se pr�paraient � �tre �blouies, un �tourdissant r�veil en musique. Ce fut, du reste, surtout de ma chambre que je per�us la vie ext�rieure pendant cette p�riode. Je sais que Bloch raconta que, quand il venait me voir le soir, il entendait comme le bruit d'une conversation; comme ma m�re �tait � Combray et qu'il ne trouvait jamais personne dans ma chambre, il conclut que je parlais tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il apprit qu'Albertine habitait alors avec moi, comprenant que je l'avais cach�e � tout le monde, il d�clara qu'il voyait enfin la raison pour laquelle, � cette �poque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa. Il �tait d'ailleurs fort excusable, car la r�alit� m�me, si elle est n�cessaire, n'est pas compl�tement pr�visible.